En 1984, le Boss publiait l’un des disques majeurs de la décennie. Avec Born in the U.S.A., le héros du New Jersey entamait véritablement sa conquête du monde. Rolling Stone revient sur l’impact provoqué, dans notre inconscient collectif comme dans la culture populaire, par ce blockbuster sonique gorgé de hits.
Voyage émotionnel dans l’Amérique de Bruce Springsteen.
4 juin 1984 : sortie de Born in the U.S.A. de Bruce Springsteen
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C’est une voiture qui découvre les rues d’une ville américaine. On imaginait depuis des années une balade plus exotique, plus western – Grand Canyon, Monument Valley, Route 66 – mais on a fini par se perdre dans les nœuds du New Jersey Turnpike à la sortie du Lincoln Tunnel, lumières de Manhattan dans le dos, fumées de raffineries à notre droite, premiers pick-up nous dépassant sur la gauche. Cette sortie vers Freehold ou une autre, au fond, on s’en fichait. On voulait seulement rouler, traîner dans les environs, s’imprégner, dessiner notre carte sentimentale du territoire, humer l’air poisseux de l’été finissant et pousser jusqu’à Atlantic City à la recherche de Burt Lancaster et Susan Sarandon, compagnons de jeu du film de Louis Malle.
Le lendemain, on a couru sous la pluie battante dans Prospect Park, à Brooklyn, T-shirt collé à la peau. On aurait pu s’embrasser sous les acacias, mais on ne l’a pas fait, on s’est tenu la main, ça semblait suffire. En rentrant chez la vieille dame qui nous hébergeait, on a mis une cassette où défilaient “Racing in the Street”, “Something in the Night”, “Sandy”, “Independence Day”, “Candy’s Room”, “Factory”, “Stolen Car”, “Mansion on the Hill” et l’indépassable “River”. Ça allait bien avec la nuit. On n’a pas dormi, d’ailleurs, on a continué à parler et à imaginer l’Amérique comme si nous n’avions pas encore atterri, comme si nous n’étions pas sur la terre promise par toutes ces chansons, ces films, ces livres, mais retenus dans la contrée du rêve. “Is a dream a lie if it don’t come true ?”, chantait Bruce Springsteen dans l’indépassable “The River”. Ce n’était pas magique tout le temps, en effet, mais subsistait l’écho du vieux frisson et quelques semaines devant nous pour envisager le détail des choses, leur revers, une autre réalité que celle des songes.
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À l’aube, nous avons pris la route d’Ann Arbor, Michigan, la ville des frères Asheton, ramenant la vieille dame chez elle. Sur la I-80, à peine entrés en Penn-sylvanie, alors qu’elles somnolaient, que la circulation devenait fluide, on a tourné le regard vers la forêt et aperçu un cerf qui sortait à découvert. Il a parcouru quel-ques mètres en même temps que nous, chacun sur son chemin, boue ou asphalte, avant de rejoindre l’ombre protectrice d’une clairière. On a baissé le son de la musique ; ça n’avait aucune espèce d’importance, on connaissait les chansons, l’ordre des chansons par cœur. Après “Working on the Highway”, il y avait un carré magique : “Downbound Train”, “I’m On Fire”, “No Surrender” et “Bobby Jean”. Sur le disque, ce n’était pas pratique, il fallait retourner le vinyle, mais sur la cassette, pas de problème ; c’était bien, parfois, la technologie, le progrès. C’était bien aussi d’être là pendant que ça se passait. On avait 20 ans dans une voiture qui roulait vers les Grands Lacs, avec deux femmes endormies à nos côtés et le “Born in the U.S.A.” de Bruce Springsteen sur toutes les radios. On était en 1984.
Drôle d’année, 1984. Oracle d’Orwell pas encore avéré mais, pas la peine de faire les malins, il ne tarderait pas, alien bientôt expulsé des entrailles d’une nouvelle machine à écrire tout juste lancée sur le marché, le Macintosh, un cube beige assez moche, mais très pratique pour poser une enceinte hi-fi dessus. À New York, chez Tower Records et dans les cinémas de Broadway, il n’y en a que pour le disque et le film Purple Rain, mettant en scène l’ascension de Prince. “When Doves Cry” et “Let’s Go Crazy” écrasent la concurrence, “Jump” de Van Halen, Cindy Lauper, Kenny Loggins ou “Private Dancer” de Tina Turner. En Europe, le “no future” des punks est dans les choux, dans les clous de son programme hors du commun, fun, drugs & rock’n’roll.
De guerre lasse, on s’est découvert des cousins d’Amérique. Moins désespérés que les Anglais, plus proches des sources du rhythm’n’blues, déniaisés par l’écoute des Stooges et des Ramones, ils publient des disques mal enregistrés, à peine diffusés mais pleins d’énergie, comme si les ondes radioactives échappées de la centrale de Three Mile Island les avaient contaminés. Springsteen, presque un voisin, en fera une chanson terrible, “Roulette”. Les noms de ces groupes : Blasters, Gun Club, Fleshtones, Violent Femmes, Del Fuegos, Replacements, Certain General, Los Lobos, Plimsouls, jusqu’à ce college band d’Athens dont on achète l’album dans une station-service de l’Ohio, entre Youngstown et Akron : R.E.M. Reckoning, avec une perle nichée au cœur de la face A, “So. Central Rain (I’m Sorry)”, exprime avec justesse le spleen qui nous a saisi à l’adolescence. Le “Sorry” du refrain nous convient. Il s’excuse, et nous avec, de cet empêchement qui nous tient, nous retient. Pardon de ne pas y croire, pardon de ne pas s’engager, pardon de ne pas ou, comme on le lirait des années plus tard dans Bartleby d’Herman Melville, “I would prefer not to”, je préférerais ne pas… Pardon à nos parents de les avoir déçus, pardon aux amis de les avoir trahis, pardon à l’amour de l’avoir repoussé.
Bruce springsteen incarnait cette tentation de l’effacement, cette théorie du retrait. Celui des empêchés, des timides, encore coincés entre adolescence et vie d’homme. À une trilogie des débuts, Greetings From Asbury Park, N. J., The Wild, the Innocent and the E Street Shuffle et Born to Run, enregistrée avec la fougue de la jeunesse, avaient succédé, au tournant des années 1980, trois disques imparables, une trilogie des confins, Darkness on the Edge of Town, The River et Nebraska. Inspiré par Elvis, guidé par Dylan, Springsteen regardait son nombril, celui de sa petite amie, celui des copains, et auscultait la vie de ses parents avec guitare et harmonica. Ça n’allait pas beaucoup plus loin, c’était modeste, ça collait avec notre réticence. Il n’était pas le défenseur opportuniste de grandes causes, comme tant de ses collègues, le nez dans la poudre, les bras chargés de groupies mais le cœur sur la main dès qu’apparaissait un micro, une caméra. Il se tenait à l’écart du cirque, du show business, sonnait vrai au milieu du factice. Ce que les disques semblaient nous dire, les concerts nous le confirmaient au centuple. C’était un type souriant entouré d’une poignée de camarades. Ensemble, ils descendaient au même hôtel, à Saint-Étienne ou à Pantin, et offraient des concerts de trois heures qui étaient comme des films, avec des moments gais et des moments tristes, des moments où l’on faisait danser les filles et d’autres où on les embrassait.
Mais le temps des camarades avait eu une fin. Après la longue tournée de The River, Springsteen était resté seul, désœuvré, les membres du E Street Band s’émancipant, avec une femme, des enfants, un autre projet que le Band, que les potes. Son pays, l’Amérique vivait des temps difficiles, la fin des années Viet-nam, la fin des années Nixon, la fin du pétrole gratis, la fin du travail pour tous. En élisant Ronald Reagan après Jimmy Carter, les Américains avaient fait le choix du fantasme, de la démagogie, de la fuite en avant. Reagan avait souri, il avait fait des blagues, il avait même été courageux lorsque John Hinckley lui tira dessus, mais il était l’otage du complexe militaro-industriel qui avait soutenu sa carrière à Hollywood et ses élections successives, à la tête du syndicat des acteurs, comme gouverneur de Californie, puis comme président, et il avait favorisé leurs intérêts, creusé les déficits, mis l’Amérique au chômage, le cœur sur la main, lui aussi.
Lorsque Born in the U.S.A. sort, en juin 1984, Springsteen a 35 ans. Il a enjambé la dépression qui l’avait saisi et commence, après le temps de l’innocence, une carrière. Les membres du E Street Band savent que, désormais, ils ne sont plus seulement une bande de copains, mais les employés de celui qu’ils appelaient “The Boss” avec ironie et affection. Avant, ils partageaient tout : les pochettes de disques, la scène, les repas, la fraternité d’avoir quelque chose à faire ensemble, une guerre, un match, un boulot à la con, une tournée.
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Les retrouvailles avec le groupe sont amères. Steve Van Zandt est parti ramer en solitaire avec The Disciples of Soul, Clarence Clemons, peu sollicité, enregistre avec Joan Armatrading ou Gary U.S. Bonds, et Bruce s’est trouvé une actrice comme copine. Il fait de la musculation avec elle, du sport, et, pire encore, il envisage de se marier. C’est qu’il est devenu un bon parti, le bougre. À la faveur de la création du CD, on a réédité ses disques, il a enfin touché des droits d’auteur sur les chansons qu’il a écrites, les musiques qu’il a composées, et il est devenu riche sans s’en apercevoir. Il a réussi. Ce qu’il souhaitait ardemment, mais ça lui fait drôle, cette vie facilitée, cet argent qui le coupe du commun des mortels. Le succès lui tombe dessus comme une bénédiction, mais il recèle sa part de malédiction : il est arrivé. Il n’a plus à se battre, à prouver, à se frayer un chemin, tous ces ressorts qui fouettent les sangs des vrais artistes, des créateurs. N’ayant plus à s’extraire de la classe moyenne, il va continuer à en parler, à raconter ses joies, ses tourments, mais désormais, il n’est plus un col-bleu, il observe leur lutte depuis “the edge of town”, les limites de la ville. Sa rédemption, il la trouve dans un livre, Born on the Fourth of July (Né un 4 juillet) de Ron Kovic, un vétéran du Vietnam qu’il a rencontré au bord de la piscine d’un motel en Arizona. Oui, ce type aux cheveux longs posé sur un fauteuil roulant est bien l’auteur du bouquin qu’il vient de dévorer. Ils deviennent amis. Des années après avoir échappé à la conscription, Bruce Springsteen, sensible au sort des oubliés de la défaite, paye sa dette en militant auprès d’associations regroupant d’anciens combattants mis au ban de la société. Les chansons “Shut Out the Light” et “Born in the U.S.A.” naissent de cet engagement. Cette dernière, enregistrée lors des infructueuses sessions studio avec le groupe pour Nebraska, sera la tête de pont du nouvel album, et son geste le plus retentissant en faveur de la cause.
Le reste de son septième disque est un assemblage de morceaux aux rythmes entraînants, à l’exception de trois ballades – dont l’émouvant “My Hometown” qui conclut avec fatalisme un disque cherchant à séduire un large public. Après avoir frôlé le précipice commercial avec l’austère Nebraska, la production habille les chansons de clochettes et de synthétiseurs, simplifie les arrangements – moins de saxophone, plus de batterie – et raccourcit spectaculairement la durée des titres, tous susceptibles de passer à la radio et à la télévision. C’est d’ailleurs lors du premier soir de la tournée, à Saint Paul dans le Minnesota, qu’est filmé le clip de “Dancing in the Dark”. Brian De Palma est aux manettes, la jeune comédienne Courteney Cox dans la fosse du concert. Elle monte sur scène et danse avec Bruce qui se dandine comme un ado emprunté mais rasé de près, rouflaquettes disparues, chemise blanche et sourire avenant. Ce sera sa seule concession à la ligne claire de MTV ; elle suffira. La chanson devient un plus gros tube que “Hungry Heart”, monte à la deuxième place des charts, seulement devancée par “When Doves Cry” de Prince. “Damn the artist formerly known as Prince”, écrira le Patron avec humour dans les notes de pochette d’un Greatest Hits.
Les choses sérieuses, la polémique, la politique, démarrent quelques semaines plus tard, durant un été qui voit les États-Unis cacher leur misère et gonfler le torse. À Los Angeles, se tiennent les jeux Olympiques. Après avoir boycotté ceux de Moscou en 1980, le pays tient sa revanche. Premiers JO où les marchands du temple sont acceptés dans l’enceinte du Coliseum, rentables, capitalistes sans ambiguïté, ils voient le triomphe de Carl Lewis et de la gymnaste Mary Lou Retton, une Nadia Comaneci version US. Mais l’été 1984, c’est aussi la campagne présidentielle. En novembre 1980, une première fois, au -lendemain de l’élection de Ronald Reagan, Bruce Springsteen était sorti de sa réserve coutumière en affirmant lors d’un concert : “C’était flippant, ce qui s’est passé hier soir !”
Quatre ans plus tard, au cours d’un meeting dans le New Jersey, Reagan évoque “l’enfant du pays” et sa “formidable chanson sur la fierté d’être un Américain”. Le lendemain, Springsteen met les choses au point : “Le président a parlé de moi. Je ne sais pas lequel de mes albums il préfère. Je ne pense pas que ça soit Nebraska. Ou alors, il ne l’a pas vraiment bien écouté.” Puis il interprète “Johnny 99” : “Well they closed down the auto plant in Mahwah late last month, Ralph went out lookin’ for a job but he couldn’t find none. He came home too drunk from mixin’ Tanqueray and wine, he got a gun, shot a night clerk.” C’est trop tard, cependant. La méprise sur le cliché de la bannière étoilée qui orne la pochette du disque, même s’il a l’air de pisser dessus, et l’art de la propagande des stratèges républicains transforment le cri de honte de Born in the U.S.A. en son contraire, une ode aux valeurs conservatrices. Il faudra toute la persévérance du chanteur pour inverser la vapeur et faire comprendre au public le vrai sens de la chanson. Aujourd’hui le doute est levé, mais lorsque Bruce Springsteen débarque en Europe en 1985, il est dans ses petits souliers. À La Courneuve, à Montpellier, il fait précéder la chanson d’un petit laïus embarrassé. Sauf que la foule a compris, elle sait qu’on peut aimer l’Amérique sur la promesse de la frontière, pour ses paysages et ses artistes, sans rien ignorer de son côté obscur. Ainsi, lorsque des milliers de voix reprennent en chœur le fameux refrain, c’est comme lorsque les Grecs et les Romains parlent avec l’accent du Texas dans les péplums, c’est à la fois ridicule et rigolo mais, personne n’étant dupe, ça passe.
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Finalement, Born in the U.S.A. serait le zénith de notre relation avec Springsteen. Viendrait ensuite le temps d’avancer, d’étudier, de travailler, de rencontrer d’autres filles, d’autres garçons qui nous feraient écouter d’autres musiques, celles de Prince ou de Dylan, par exemple. Et nous serions soufflés de tant d’intelligence, d’ironie, de grâce, de complexité. Celle de Bruce Springsteen, passé le beau post-scriptum de Tunnel of Love, perdrait son urgence et son romantisme en même temps qu’elle gagnerait en muscles et en audience. Les rocks des albums postérieurs nous casseraient la tête, et les producteurs débauchés du grunge nous consterneraient. Ne resteraient alors que les sentiers buissonniers empruntés par The Ghost of Tom Joad ou les Seeger Sessions, quelques musiques de films, Philadelphia, Dead Man Walking, Crossing Guard, The Wrestler.
La rage et la mélancolie qui habitaient ses disques ont déserté. La rage s’est éteinte, crocs limés par la réussite de superstar, la mélancolie s’est dissoute dans la vie de famille. Jusqu’à la sortie de High Hopes, qui voit le retour en force du mousquetaire, trente ans après, et dont la chanson-titre résonne comme un autre “Born in the U.S.A.” Enfin, fidèle aux vers de Tennyson : “Amis, venez, il n’est pas trop tard pour chercher un monde nouveau”, il y a cette version dantesque de “Stayin’ Alive” que Springsteen et sa bande jouaient ce printemps aux antipodes, et la présence sur le nouvel album du “Dream Baby Dream” de Suicide, en dernière carte, une élégie qui ressemble pourtant au chant d’une renaissance. “Born again”, Bruce Springsteen ?
Denis Soula
Découvrez également le making of de Born in the U.S.A.